69 millions pour un NFT : quelle valeur artistique derrière les chiffres ?

Nous sommes le jeudi 11 mars 2021 et alors que la Caroline du Sud entre doucement dans le printemps, Mike assiste aux dernières secondes de l’enchère. L’effervescence est telle qu’une poignée de minutes de temps additionnel sont annoncées, le compteur s’emballe, le prix double. 

L’œuvre de Mike, Beeple sur internet, vient d’être vendue pour 69 millions de dollars par la maison de vente Christie’s. C’est une première pour une œuvre qui n’existe qu’à travers un « fichier JPG ». Au-delà du prix, c’est l’immatérialité de l’œuvre qui fait la singularité de cette enchère : qu’est-ce qui sera livré au plus offrant ?

Pour attester de son unicité, un certificat infalsifiable stocké sur une blockchain — NFT — est édité et valide la transaction.

Le lendemain de la vente, on peut lire de nombreux écrits sur le sujet qui résument l’évènement à partir des deux traits suivants : le medium NFT et le prix. Peu de choses sont dites sur l’œuvre en tant que telle. On retiendra que : l’œuvre est chère parce qu’elle est chère, point.

Alors, quelle peut bien être la valeur artistique de cet artefact ? Qu’est ce qui fait de Beeple une exception face à la myriade d’autres artistes qui publient des travaux du même acabit sur internet ?

Dans les prochaines lignes, je vais chercher des pistes de ce qui fait la singularité de « Everydays : the First 5000 Days » par Beeple. Et, si ça devait être le cas, la façon dont elle s’inscrit dans l’histoire de l’art.

Le grand retour du sensationnalisme

L’œuvre de Beeple fait autant parler que son prix, voire plus. En cela, elle rejoint le panthéon des ventes-spectacles de ces dernières années. On a notamment en tête la banane de Maurizio Cattelan ou l’œuvre de Bansky qui s’est autodétruite pendant sa vente chez Sotheby’s. Un phénomène qui a vu naître ses icônes à la fin du siècle dernier parmi lesquels Jeff Koons et Damian Hirst. Ce sont, les « sensationnalistes » comme les appelle l’historienne de l’art Barbara Rose.

Kahn, Nathaniel. 2018. The Price of Everything. Documentaire.
[01:12:00]

Que cela soit Koons ou Beeple, leurs œuvres n’illustrent pas la société dans laquelle elles naissent, elles font corps avec. Cela est dû aux sujets que les œuvres abordent, autant que leur traitement médiatique. Par exemple : Koons se fait témoin de son époque par ses ballons de fête foraine et les bouées gonflables aussi bien que de l’envolée des prix du marché de l’art contemporain. À chaque nouvelle vente, les prix, comme les œuvres, sont gonflés.


Alors, voyons de quoi Peeble, lui, se fait le témoin.

Qu’est ce que l’on vend ?

Ce qui est vendu le 11 mars 2021 chez Christie’s ce n’est pas une œuvre à proprement parler, c’est un collage de 5000 œuvres produites chaque jour durant 5000 jours. On y retrouve d’abord des dessins, puis une majorité d’images de synthèse.

Ce rythme de production est propre au web et à la logique des réseaux sociaux qui favorisent une production régulière vaporisée à son audience à rythme soutenu. Beeple a généré son audience en même temps que sa production, voire en même temps que l’apprentissage de son art. Ce collage permet d’apprécier chronologiquement l’évolution du style de l’artiste et surtout la construction de son univers. On achète aussi bien les œuvres que la trace de cette performance.



La notion de performance est très importante sur le web. Chaque jour l’artiste s’est attelé à produire une œuvre: preuve irréfutable d’un effort produit. C’est le genre de choses que le web sait récompenser, car en ligne c’est le « wow » de la performance artistique qui prime. 



On valorise l’effet spectaculaire d’un acte virtuose, la trace de l’activité, le « proof of work ».  L’intérêt ne réside donc pas entièrement dans le produit final de cette performance, mais aussi dans l’acte lui-même de créer. De quoi expliquer le passage de l’œuvre au second plan dans le discours autour de cette vente.

« Everydays : the First 5000 Days », a été produit en « direct », chaque jour sur du web. On achète 14 ans de pratique, le making-of d’une carrière.

Nouveaux diamants et nouvelles mythologies 

La majorité des pièces de ce collage sont réalisées en rendu 3D. C’est une esthétique commune parmi les œuvres digitales vendues sous forme de NFT. Ces rendus sont très fidèles à la réalité, par leurs textures et éclairages, fruits d’un processus laborieux et long. Cet hyper réalisme rompt pourtant avec les sujets, eux tout à fait surréalistes.

Le rendu 3D se fait ici une ode aux puissances de calcul de l’informatique modernes. Pour « rendre » une texture réaliste il faut faire tourner une carte graphique, tout comme pour créer le certificat d’authenticité de l’œuvre d’ailleurs. Le médium c’est le calcul, le certificat d’authenticité, c’est le calcul. 

Le certificat d’authenticité NFT est protégé par des équations cryptographiques qui assurent la conformité de la transaction lorsque l’œuvre passe de main en main. À chaque transaction, un calcul complexe est fait à partir de fermes de serveurs. Les personnes qui réalisent ces calculs depuis leurs machines sont appelés les « mineurs ».

Le concept même de minage évoque l’extraction des pierres précieuses, et encore une fois Damien Hirst n’est pas loin. Le calcul informatique sur ferme de serveur et l’extraction partagent des limites communes en termes d’impact environnemental. Si celles du minage sont connues, dans le cas des NFT, c’est la consommation électrique nécessaire pour chaque transaction qui peut être considérée comme disproportionnée vis-à-vis des usages qui en sont faits. 

En poussant la logique un cran plus loin : le minage évoque aussi l’extraction des terres rares qui permettent la fabrication du matériel de calcul : la boucle est bouclée. 

← Beeple, extraits de « Everydays : the First 5000 Days », 2021
→ Damien Hirst, « For the Love of God», 2007

Ainsi l’œuvre de Beeple nous renvoie au luxe des couronnes et des diamants, tout comme aux limites de celui-ci. “On ne polit pas sans friction” disait l’adage.

Les sujets choisis

On vient de l’observer, cette œuvre est le fruit du travail besogneux des machines qui ont permis son existence. C’est une forme d’orfèvrerie digitale : un rendu 3D plus ça brille, plus c’est long à faire. Au-delà de la métaphore, il se trouve que l’extraction est un thème omniprésent dans l’œuvre de Beeple.

Beeple, extraits de « Everydays : the First 5000 Days », 2021

Pour le reste, le sujet des œuvres est principalement imprégné du web. On casse la 2D basse définition des memes pour les mettre en volume et les faire nous dépasser dans une mise en scène épique. Les memes et autres personnages du mainstream sortent de nos écrans. Beeple les dépeint comme des colosses de notre génération, issus d’une nouvelle mythologie du web.

Conclusion

Comme ses prédécesseurs sensationnalistes, Beeple questionne son époque en s’immergeant entier dans les paradoxes qui la fondent. Extraction, calcul informatique et memes, la recette est là. L’œuvre digitale de Beeple mime la rareté à coup de kilowatts pendant que le matériel n’abonde plus. Comme les prémisses d’un luxe dont les diamants sont faits d’heures de calcul. 

« Maurizio Cattelan is part of this world of Damian Hirst and Jeff Koons of sensationalism, it’s promoted…you know it’s the fashion designers, it’s Prada, it’s Pinault it’s Arnaud, it’s people who are involved in luxury brands and that is what contemporary art has become, it is a luxury brand. »

Barbara Rose – The price of Everything